Hors de Question, Chapitre 1 et début du chapitre 2

HorsDeQuestion_HD2

DU MÊME AUTEUR
Hors de portée, Éditions J’ai lu, 2014
Victorian Fantasy – Dentelle et Nécromancie, Éditions J’ai
lu, 2014
Les Larmes rouges
1- Réminiscences, Éditions J’ai lu, 2013
2- Déliquescence, Éditions J’ai lu, 2014
3- Quintessence, Éditions J’ai lu, 2015

 

Georgia Caldera
Hors de question

© Pygmalion, département de Flammarion, 2016
ISBN 978-2-7564-1867-4

 

« Je suis tombée amoureuse de lui pendant
qu’il lisait, comme on s’endort : d’abord
doucement et puis tout d’un coup. »
Nos étoiles contraires, John GREEN.
« C’est ce qui se produit avec le passé :
il est partout, mais il n’est pas visible.
Voilà pourquoi il n’est pas facile de s’en
défaire. Nous sommes comme un navire
immobilisé par son ancre mouillée dans
des profondeurs. Ce qui ne veut pas dire
que nous ne soyons pas capables de la
lever pour reprendre la route. »
Le Plus Bel Endroit du monde est ici,
Francesc MIRALLES et Care SANTOS.

 

 

1

L’écho du vide

Sonia

Hors-de-question_9782756418674_int [898767]

 

Sonia se rencogna contre le dossier de son siège, se retranchant peu à peu dans son monde à part, observant de loin ses amies, lancées dans une de leurs habituelles joutes verbales complètement délirantes.

Elle avait beau ne pas toujours se sentir exactement à sa place parmi elles, elle adorait ces moments qu’elles passaient régulièrement ensemble. Même la présence d’Aidan, le futur mari de Scarlett, qui se joignait parfois à elles pour certaines sorties, ne la gênait plus tant que ça désormais.

Ce soir, les conversations allaient bon train à leur table, leur volume s’amplifiant à mesure que le niveau des grands verres à cocktails posés devant elles descendait.

Scarlett, la caution brune de leur groupe, et Nancy, journaliste politique à la langue bien pendue, toutes deux déjà légèrement éméchées – tandis qu’il n’était pas encore tout à fait 23 heures, la soirée promettait – débattaient au sujet de la qualité du nouvel Avengers. Le sujet dévia rapidement et il fut alors question de la place – passablement restreinte, quoique déjà plus importante que dans le premier opus, il fallait le reconnaître – que le film accordait aux femmes au sein de cet univers de superhéros, débordant de testostérones.

Sonia pouffa de rire à l’une des remarques de Louise – superbe blonde aux grands yeux bleus de biche et ancien mannequin de son état – qui tentait de s’interposer, volant au secours de Scarlett, sa cousine – qui ne faisait malheureusement pas le poids contre Nancy en matière d’argumentation.

Sonia se détourna machinalement. Elle délaissa un instant ses amies pour reporter son attention sur un homme seul, accoudé au bar, tourné dans sa direction… et qui la fixait lourdement du regard.

Un regard lubrique, cela allait de soi.

Un de plus.

Décidément, elle avait l’embarras du choix ce soir. Mais après tout, n’était-ce pas là son talent secret, son super-pouvoir à elle ?

Aurait-elle dû trouver ce genre de choses gratifiantes ?

Aucune idée.

Sonia ne ressentait pas la moindre satisfaction à attirer ce type de sollicitations, même lorsqu’elles restaient distantes et correctes. Juste cette saleté de malaise, ainsi qu’une légère, mais persistante, sensation d’écœurement.

Pourtant, lorsque l’inconnu – blond, en chemise, gilet, veste de costard et, point non négligeable, plutôt bien fait de sa personne – inclina la tête vers elle en guise de salutation, Sonia se surprit à sourire. Et poussa le vice jusqu’à rejeter ses cheveux en arrière, d’un geste sensuel.

Mécaniquement. Comme elle le faisait toujours.

Un sourire faux, vide, dénué d’émotions. Parce que c’était là tout ce qu’elle avait en stock. Et que ce petit jeu, si idiot et sans intérêt soit-il, l’amusait malgré tout.

Comme si ça pouvait combler quoi que ce soit…

Contre son pied, posé au sol, son sac à main se mit à vibrer discrètement, l’obligeant à rompre le lien ténu établi avec le sosie du Mentalist – enfin, de loin du moins, le type possédait un faux air de Patrick Jane. Sonia fouilla dans ses affaires à la recherche de son téléphone et fronça les sourcils en voyant la photo de son père apparaître sur l’écran.

Elle s’empressa de faire glisser son pouce sur l’icône verte et colla l’appareil à son oreille. Puis elle se releva brusquement pour s’éloigner de la table, abandonnant ses amies.

— Papa ? lança-t-elle, inquiète, fendant la foule avec une certaine habileté pour s’extirper de ce club soudain trop bruyant et bondé à son goût.

L’appréhension qui l’avait saisie disparut aussitôt lorsque la voix douce et chaleureuse de son père lui répondit le plus calmement du monde :

— Bonsoir ma chérie. Alors, comment va la plus jolie femme de la planète ?

Son père et son frère adoraient l’abreuver continuellement de ce genre de petits compliments, persuadés qu’elle en raffolait. Ces attentions, pourtant bienveillantes et affectueuses, glissaient sur elle, à l’instar de toutes les autres.

— Je vais plutôt bien, merci, répondit-elle après un bref moment de silence. Je prends un verre en ville avec des copines. Et toi, que fais-tu ? Il se passe quelque chose ? Tu ne m’appelles jamais aussi tard d’ordinaire.

Elle l’entendit s’éclaircir la gorge à l’autre bout du fil, avant de reprendre d’un ton trahissant à peine un léger embarras :

— Je voulais simplement te prévenir, Geoffrey vient de me rendre visite. Il a passé la soirée à la maison.

Le vide menaça subitement d’engloutir Sonia et elle dut s’appuyer contre la porte de l’immeuble jouxtant le bar où l’attendaient Nancy, Scarlett et Louise, pour ne pas se laisser happer.

— Il est rentré de Londres il y a quelques jours, poursuivit-il tranquillement, comme si cet échange était tout ce qu’il y avait de plus normal. Il est de retour sur Paris et il aimerait te voir.

— Geoffrey ? répéta Sonia, ravalant péniblement sa salive.

Comment une telle chose était-elle possible ?! Et depuis quand Geoffrey fréquentait-il son père ? Pourquoi était-il revenu au juste ?

— Oui, Geoffrey. Tu sais, ton fiancé…

Ex-fiancé, papa, le reprit-elle hâtivement, sans parvenir à masquer son agacement. Ça fait cinq ans maintenant que je l’ai quitté. C’est suffisant pour intégrer l’information, tu ne crois pas ?

— Enfin bref, peu importe, rétorqua-t-il, balayant son argument comme s’il ne s’agissait que d’un point de détail. Je lui ai donné l’adresse de l’appartement. Je me suis dit que c’était le moins que je puisse faire, étant donné la situation.

Cette fois, Sonia fut totalement aspirée par le néant, vidée de son énergie, privée de toutes sensations. Anesthésiée pour de bon.

Cette ombre planait au-dessus d’elle depuis trop longtemps. D’une certaine manière, elle s’attendait à ce qu’elle la rattrape, à un moment ou à un autre. Elle l’avait tant redoutée…

Mais à présent qu’elle était au pied du mur, elle n’éprouvait plus rien.

Elle ne savait même plus si elle voulait le revoir ou non. Ne savait plus qui d’elle ou lui était réellement responsable du gouffre noir dans lequel ensemble ils s’étaient empêtrés.

Elle se répéta encore une fois qu’il était l’instigateur, que c’était lui, et personne d’autre, qui devait porter le chapeau. Mais aussitôt la culpabilité, enfouie des années durant, refit surface.

Violemment.

D’une certaine façon, elle avait participé au désastre. Parce que ne rien faire, c’était approuver, non ?

Elle s’obligea à revenir au présent. Ces réflexions ne la mèneraient nulle part et son père attendait une réponse.

— Oui, évidemment, étant donné la situation, j’imagine que c’est normal, tu as raison, acquiesça-t-elle docilement, reprenant volontairement les termes évasifs de son interlocuteur.

Sonia détestait se montrer docile avec quiconque, se l’était interdit. Sauf avec son père, c’était différent. Même à 28 ans, elle le lui devait bien, après tout ce qu’elle lui avait fait subir par le passé. Puis, que répondre d’autre ?

L’appartement – ainsi qu’il aimait à le nommer, rappelant ainsi qu’elle n’avait jamais versé un centime pour l’obtenir – était peut-être à elle sur le papier, elle y vivait seule et en avait l’entière jouissance. Mais il n’en restait pas moins qu’il lui avait été offert par son père… ce qui octroyait sans doute certains droits à ce dernier. Comme celui d’en dévoiler l’adresse à qui bon lui semblait, au détriment de la sérénité – pourtant si fragile – de sa propre fille.

— Sonia, l’interpella-t-il plus doucement, je t’en prie. Geoffrey mérite des explications à présent. Enfin, tu sais, ça n’a pas été facile à vivre pour lui non plus.

— OK, concéda-t-elle encore, plus pour mettre fin à la conversation qu’autre chose. Bon, je te laisse, mes amies m’attendent. Passe une bonne soirée, papa.

— Merci, toi aussi, chérie.

Sonia raccrocha et examina le bitume du trottoir, près de ses pieds. Une petite lézarde avait permis à une minuscule tige verte de pousser. Elle essaya de focaliser son attention sur ce détail, mais en vain.

Geoffrey voulait la voir.

Et tout cela la laissait froide.

Tellement froide… et vide.

Elle aurait aimé avoir son appareil photo sur elle à cet instant précis, afin de l’orienter vers elle et de prendre un cliché de son propre visage. C’est le néant, dans toute sa laideur et ce qu’il a de plus angoissant qu’elle aurait pu contempler.

Sonia fourra son téléphone dans son sac et retourna à l’intérieur de l’établissement. Une fois parvenue près de la table où étaient installées ses amies, elle attrapa son verre – sous leurs regards unanimement interloqués – et avala d’un trait ce qu’il restait de Margarita.

— Tout va bien, se sentit-elle obligée de les rassurer. J’ai juste besoin d’un peu de distraction.

Sonia se retourna et se dirigea aussi sec vers le pseudo sosie d’une vedette de série policière, toujours tourné vers elle.

Presque-Patrick-Jane n’était plus si beau que ça de près finalement, mais il ferait l’affaire. Ce n’était pas comme si ça avait une quelconque importance.

 

Quelques minutes plus tard, Sonia se trouvait sur une piste de danse plus ou moins improvisée dans un coin du club, parmi d’autres habitués, et remuait au son de la musique électro que crachait une grande enceinte. Derrière elle, l’inconnu s’agitait lui aussi. Elle avait beau ne pas le voir, elle devinait qu’il tanguait de façon ridicule, sans réel enthousiasme, toute cette mascarade n’ayant qu’un seul et unique but – et clairement, ce n’était pas celui de prendre du plaisir en s’adonnant à l’art de la danse.

Mais sans doute n’avait-elle pas l’air beaucoup plus maligne, chancelant sur ses hauts talons, les vertiges de l’alcool lui donnant sans doute à tort l’impression d’être malgré tout gracieuse. Mais tant pis, elle s’en fichait pas mal.

Les bras du demi-sosie du Mentalist l’enlacèrent soudain et Sonia se raidit.

Si peu de patience…

Alors il en avait déjà marre, il passait à l’action ? Si vite ?

Pourquoi pas, après tout ?

Il la fit pivoter vers lui et elle n’opposa aucune résistance. Puis, sans bouger d’un iota, elle regarda ses lèvres préalablement humectées descendre vers les siennes.

Son baiser était hâtif, chaud, trop humide et avait le goût de la bière qu’il avait abandonné sur le comptoir du bar. Rien de transcendant, évidemment. Ni de très ragoûtant, en fin de compte.

Mais cela avait au moins l’avantage de procurer cette sensation…

Une espèce de saisissement, d’inertie, qui n’était ni vraiment agréable en soi, ni désagréable pour autant. Mais qui ralentissait le cours des pensées. Une sorte de bouton off pour le cerveau.

Et c’était apaisant.

C’était toujours comme ça. Simple et sans conséquence. Juste pour se prouver qu’elle pouvait le faire, qu’elle était au moins capable de ça.

Sauver les apparences… Parce que les apparences étaient essentielles. Son souci majeur.

Elle entrouvrit les paupières et vérifia que son trio de copines regardait dans sa direction. Ce qui était le cas.

Bien.

Enfin, jusqu’à ce que ça se complique.

Les mains de l’inconnu quittèrent sa taille pour remonter le long de sa petite robe bustier noire, frôlant dangereusement la limite entre le vêtement et sa peau. Le jeu prit soudain fin, tout comme la douce-amère torpeur qui l’engourdissait invariablement dans ces moments-là.

Sonia s’éloigna d’un pas, se décalant sur le côté, prenant soin de ne plus être visible de ses amies. Puis elle prétexta :

— Navrée, mais je ne me sens pas très bien tout à coup. Il faut que je parte. Une autre fois, peut-être…

Elle fit brusquement volte-face, s’assura que ses amies, d’où elles étaient, n’avaient rien vu de la fin de la scène, et laissa en plan le demi-sosie de Patrick Jane aux baisers baveux et empressés. Sans regret. Jamais. Malgré l’air complètement ahuri et un brin dépité du lascar.

— Salope d’allumeuse !  entendit-elle dans son dos.

Il s’était très vite ressaisi, manifestement.

Pour autant, Sonia ne se retourna pas, se moquant des protestations aussi outrées et vulgaires étaient-elles de l’élu de la soirée. Essuyer ce genre d’insultes à deux balles était monnaie courante pour elle.

Elle fila aux toilettes. L’écœurement venait tout juste de se transformer en violentes nausées.

En fin de compte, elle n’avait pas menti à l’autre abruti, il y avait urgence…

Une fois dans la cabine, Sonia se plia en deux, le corps pris de spasmes, et rendit l’intégralité de ce qu’elle avait avalé durant les dernières heures. Elle se plaqua ensuite contre la porte, la tête en arrière, encore sous le choc de la brutalité avec laquelle ces maux l’avaient cueillie.

Devait-elle s’en inquiéter ? Au moins, ce serait toujours ça qu’elle n’aurait pas à éliminer le lendemain, lors de son footing quotidien.

Elle attendit quelques minutes encore que le malaise passe. Lorsqu’elle se sentit un peu mieux, elle quitta le couvert des toilettes et alla se rincer la bouche aux lavabos, essuyant ensuite le mascara qui avait coulé sous ses yeux.

Il était plus que temps de rentrer. Peut-être était-elle réellement malade ? D’ordinaire, aucun baiser, même les plus médiocres, ne lui faisait cet effet. Mais elle savait bien, au fond, que ça n’avait rien à voir avec l’inconnu. Son corps réagissait à une certaine nouvelle, à défaut de son esprit.

Sonia était pressée de quitter cet endroit et la foule qui allait de pair, pressée de se retrouver seule chez elle. Et simultanément, l’idée même que Geoffrey puisse venir frapper à sa porte à n’importe quelle heure du jour et de la nuit la paralysait.

Et si elle était assez stupide pour le laisser entrer ? Si elle acceptait de lui parler, qu’adviendrait-il d’elle ensuite ? Elle n’était pas encore reconstruite. Elle ne pouvait décemment pas lui permettre de venir détruire à grands coups de pieds les maigres fondations qu’elle s’était évertuée de bâtir. C’était beaucoup trop risqué…

En retournant à la table où étaient assises ses amies, son prénom lui parvint à travers le vacarme de la musique et des conversations mêlées.

— Vous êtes sûre ? demanda Scarlett à Louise et Nancy. Ça m’étonne que Sonia emballe un autre type dès ce soir, comme ça, sans avoir pris le temps de discuter un peu avec lui. C’est plutôt bizarre. En plus, j’avais cru comprendre qu’elle avait plus ou moins quelqu’un en ce moment.

— Tu as dû mal comprendre, Sonia n’est jamais vraiment avec personne, attesta Louise, un petit sourire en coin étirant ses lèvres roses. Elle est encore dans la phase où elle s’amuse avec les mecs et profite de sa jeunesse. Non, sans rire, elle est pire que moi, cette fille. Plus volage, tu meurs !

— Au temps pour moi, répliqua Scarlett en haussant les épaules. Celui de la dernière fois avait pourtant l’air pas mal.

Sonia se rappela d’Elliot, le soi-disant pilote d’avion de la semaine précédente… qui avait été plutôt lourd et qui avait voulu faire connaissance avec ses amies. En tout cas, Scarlett s’était magnifiquement plantée si elle s’était imaginée qu’ils sortaient ensemble. Mais cela n’avait pas de réelle importance.

Non, en fait, tout ça, c’était parfait. Absolument parfait. Parce que c’était exactement ce qu’elle visait. Ce qu’elle voulait qu’on pense d’elle.

Nancy, la plus ancienne amie de Sonia, était la seule personne au monde à savoir qu’elle n’était pas tout à fait – voire pas du tout, en réalité – celle qu’elle semblait être. La seule à savoir qu’elle n’était qu’une menteuse invétérée, incapable de se comporter autrement.

— Tout le monde n’est pas maqué à vie comme toi, ma belle, répliqua Louise. Les jules, ça va, ça vient, en ce qui nous concerne.

Louise se désigna de l’index et le pointa ensuite vers Nancy, faisant plusieurs allers et retours, les ralliant toutes deux sous la même bannière – bien que Nancy ne soit, pour sa part, pas exactement portée sur les jules, mais bon, le principe restait le même.

— D’ailleurs, vous en êtes où dans les préparatifs du mariage, avec Aidan ? intervint cette dernière, changeant habilement de sujet. Ça avance comme vous voulez ?

— Excusez-moi les filles, mais je vais y aller, se manifesta Sonia, tout en s’approchant de la table, faisant semblant de débarquer dans la conversation. Je suis déjà H. S.

— Mouais, dis plutôt que tu as envie d’aller passer du bon temps avec le blondinet de tout à l’heure, soupçonna Louise en plissant les yeux.

— On ne peut rien vous cacher, surenchérit immédiatement Sonia, saisissant la balle au bond. On a prévu de se retrouver un peu plus tard. Vous ne m’en voulez pas au moins ?

Scarlett et Louise secouèrent la tête en riant.

Mais pas Nancy.

À la place, cette dernière fronça les sourcils et l’interrogea du regard.

Sonia préféra ignorer la légère inquiétude qui se peignait sur le visage de son amie. Il restait certains sujets que, même avec elle, elle ne pourrait jamais aborder.

Sonia récupéra son manteau sur le dossier de sa chaise et partit rapidement, avant qu’aucune question ne puisse être posée.

 

 

2

Quelques taches de café peuvent tout changer

Axel

Hors-de-question_9782756418674_int [898767]2

 

Axel prit une nouvelle gorgée brûlante, à la saveur un peu âpre, quoique légèrement atténuée par le lait, tellement agréable, et reposa son gobelet sur la table, hésitant à sortir ce petit carnet qu’il trimballait toujours sur lui. Il tapota la table d’un geste nerveux, puis sans pousser plus avant la réflexion, exhuma l’objet à la couverture cabossée, même un peu sale par endroits, du fond de la poche de son manteau.

L’envie de gribouiller était la plus forte. Tant pis s’il n’avait que dix minutes. Et tant pis pour le pc portable, déjà ouvert devant lui, et le boulot qui l’attendait encore.

Après tout, il était en pause, non ? Ses collègues n’en fichaient pas une, eux, pendant ce temps-là. Pourquoi aurait-il dû faire différemment ?

Probablement parce que d’ordinaire, il n’avait rien de mieux à faire, évidemment. Mais pas aujourd’hui. L’élan était là et il devait en profiter, ça n’arrivait pas si souvent.

Le goût amer de ce cappuccino – d’une qualité somme toute satisfaisante, il fallait le reconnaître – s’attardant sur sa langue, lui rappela qu’il n’aurait peut-être pas dû descendre ici. Le Starbuck était un peu cher pour lui et la fréquentation, des gens en apparence bien sous tous rapports et qui se voulaient pour la plupart plutôt branchés, l’irritait quelque peu.

Et après ? Dans ce quartier d’affaires très sérieux, Axel n’était jamais vraiment à sa place, de toute façon. Pas plus qu’il ne l’était dans l’immeuble dans lequel il travaillait dorénavant.

Enfin, ce n’était pas comme s’il avait eu le choix…

C’était peut-être fatigant, mais il s’acharnait, jour après jour, à faire semblant. À faire comme s’il n’était pas conscient de violemment détonner parmi toutes ces personnes compassées, à la normalité presque offensante. Axel déployait des trésors d’énergie pour essayer de s’adapter – ou se résoudre à sa nouvelle condition, il ne savait plus trop. C’était une question de survie.

Quoi qu’il en soit, il voulait bien y mettre du sien, mais il y avait des limites. Il était en revanche absolument inenvisageable de se rendre à la machine à café de la salle de pause avec ses collègues. Soutenir leurs regards – toujours les mêmes – et feindre la politesse, quand tous se demandaient ce qu’il foutait là, par quel miracle insensé un vaurien sans diplôme aux allures de marginal tel que lui avait réussi à décrocher une place correcte dans cette importante société… C’était tout bonnement au-dessus de ses forces.

Il était peut-être contraint de se rendre chaque jour là-bas pour accomplir ses heures de travail, en attendant, rien ne l’obligeait à sympathiser avec qui que ce soit.

Et c’était parfait ainsi.

À un moment ou à un autre de la journée, Axel éprouvait le besoin de s’isoler. Un besoin prégnant, vital même. Il aimait sa solitude et y tenait énormément. C’était le prix de sa tranquillité, indispensable à la paix de son esprit. L’inverse étant en revanche clairement nuisible à l’équilibre fort précaire qu’il était parvenu à trouver.

Bien sûr, il ne pouvait guère prétendre qu’elle ne lui pesait pas parfois. Mais c’était toujours préférable que d’avoir à faire face à la pitié, affichée ou dissimulée, mais invariablement présente. Préférable que d’avoir à répondre aux questions, immanquablement trop personnelles, auxquelles il était incapable de répondre. Ou encore que d’avoir à affronter la violence du mépris à peine contenu de certains.

Axel, qui s’était arrangé pour présenter son profil le plus décent à la vitrine derrière laquelle les passants circulaient, examinait la rue, cherchant l’inspiration.

C’est alors qu’il aperçut au loin la silhouette d’une jeune femme élancée, presque trop mince, aux longs cheveux blonds flottant sur ses épaules.

Il griffonna d’abord quelques lignes puis, très vite, son crayon s’emballa. Il émanait d’elle quelque chose qui l’intriguait au-delà du raisonnable, qu’il voulait reporter sur sa feuille encore vierge quelques secondes plus tôt, immortaliser à tout prix. Plus elle avançait dans sa direction, le regard perdu dans le vague, et plus cela s’imposait à lui.

Axel esquissa l’inconnue avec une extrême rapidité, ayant à cœur de capturer cette image incomparable.

Mais ce n’était pas suffisant…

Elle serait partie avant qu’il ait eu le temps de rendre justice à ce visage de poupée incroyable, dont il distinguait à présent chaque détail.

— Viens là, marmonna-t-il pour lui-même, entre ses dents serrées. Allez, entre… s’il te plaît…

Et comme si la jeune femme avait pu l’entendre – ou le ciel exaucer pour la première fois l’un de ses souhaits –, elle poussa la porte du Starbuck.

Un courant d’air froid s’engouffra dans la salle avec elle, mais Axel s’en moquait. Tout ce qui lui importait était de graver sur le papier la magie que dégageait cette inconnue aux traits fascinants, angéliques, presque surréalistes en fait. D’une beauté à couper le souffle… au sens propre, se rendit-il brusquement compte.

À court d’air soudain, il se força à inspirer un grand coup et repoussa la feuille sur laquelle il venait de croquer la jeune femme. Puis il commença à tracer d’autres courbes sur la suivante, se focalisant cette fois sur son visage.

Elle se plaça distraitement dans la file d’attente, ne remarquant rien des efforts d’Axel pour l’emprisonner à jamais dans son carnet. Puis elle fourra ses mains aux doigts fins et délicats dans les poches de son manteau de laine violine, dont la teinte faisait ressortir la pâleur on ne peut plus charmante de sa peau. Ses joues, rosies par la fraîcheur de l’extérieur, étaient assorties à ses lèvres rondes et pleines, à l’ourlet délicieux… d’une sensualité affolante.

Axel releva son crayon l’espace d’un bref instant et ravala péniblement sa salive. Était-il réellement en train de fantasmer sur une parfaite inconnue, une femme qui, par essence, représentait absolument tout ce qu’il ne pourrait jamais avoir ?

Bordel, mais qu’est-ce qui lui prenait tout à coup ?! Il n’était pourtant pas du genre à aimer se faire du mal d’ordinaire…

Cela étant, il devait avoir un sérieux problème, parce que cette idée ne l’arrêta pas. Il reprit frénétiquement son croquis, fixant, dévisageant sa cible tel un psychopathe, sans se préoccuper qu’on puisse s’inquiéter de le voir se comporter de manière aussi suspecte.

L’inconnue avança d’un pas vers les caisses, puis leva la main pour replacer une mèche de ses cheveux d’or clair derrière son oreille. Dans un geste d’une grâce envoûtante, presque féérique.

Axel se serait bien laissé emporter par le flot grisant de pensées plus audacieuses, soudain très troublé par la façon qu’avait la jeune femme de se mouvoir, lorsqu’il capta un détail qui lui avait jusque-là échappé.

Au fond de ses grands yeux de jade brillait une lueur saisissante, une tristesse des plus surprenantes et… bouleversante.

Oui, c’était ça, bouleversante.

En vingt-neuf années d’existence, jamais encore Axel n’avait éprouvé cette singulière sensation, sur laquelle il n’aurait pu mettre de mot.

Elle était peut-être la plus belle femme du monde, portait des vêtements à la mode, probablement griffés, témoignant d’une certaine aisance financière, et pourtant elle semblait profondément seule et perdue.

L’inconnue trainait avec elle un désespoir qui paraissait presque égaler le sien, aussi improbable cela paraisse.

Lui arrivait-il parfois de sourire, ou comme lui, avait-elle oublié ce que c’était ?

Axel aurait tellement aimé découvrir le sourire de cet ange… Là, tout de suite, il aurait donné n’importe quoi pour avoir ce privilège.

Contre toute attente, cette mélancolie latente, presque palpable, ne l’enlaidissait pas, ne ternissait en rien cette aura lumineuse qui l’accompagnait. En fait, ça la rendait encore plus captivante, si c’était possible.

Peut-être légèrement moins inaccessible également…

Encore que… Non. Bien sûr que non. Ce dernier point n’était qu’une vue de son esprit dérangé, rien qu’une illusion, c’était plus qu’évident.

Et, alors qu’elle avançait dans la file, s’apprêtant à passer commande, tout se fissura brutalement.

L’employé du Starbuck attendait qu’elle lui annonce son choix quand elle pivota soudain sur elle-même, sans raison apparente. Son regard tomba sur Axel. Et s’y verrouilla.

Personne d’autre.

Juste… lui.

Pris en flagrant délit, il se figea, son crayon en l’air, à quelques centimètres du carnet.

Merde !

Il ne voulait pas qu’elle le voie, ne voulait pas qu’elle devine ce qu’il était en train de faire. Lui, si imparfait, osant insolemment rêvasser devant la perfection faite femme, ayant le culot de tenter de voler un tout petit morceau de sa lumière.

Il aurait dû faire profil bas et baisser la tête. Il détestait ça, mais ça aurait pourtant été approprié. Et ce qu’il y avait de plus raisonnable également.

Mais il n’y arrivait pas.

Elle le dévisageait comme lui l’avait fait et c’était à peu près aussi étrange et douloureux que… merveilleux.

Quelque chose tout au fond de lui, une barrière ancienne, érigée des années plus tôt et sans cesse renforcée au fil du temps, céda dans un grand fracas. Une bouffée de désir brut, dont il ne savait que faire, le cueillit violemment. Et il sentit ses joues s’empourprer en même temps que ses tempes se couvrir d’un léger voile de sueur.

Sans prévenir, la honte refit tout à coup son apparition et ruina tout le reste, lui serrant cruellement l’estomac.

Le brisant un peu plus.

Comme toujours quand quelqu’un avait le cran de ne pas se détourner de lui.

Mais incroyablement plus cruel cette fois…

Puis la colère prit le relais tandis qu’il attendait l’inévitable. Le moment fatidique où le dégoût – ou simplement le choc – allait se peindre sur ses traits délicats. La faire grimacer, ou ne serait-ce que ciller.

Pourtant, cet instant ne vint pas.

Au lieu de ça, la jeune femme l’observa avec intensité, l’air intrigué. Le temps sembla s’étirer anarchiquement, refusant de reprendre son cours normal. Même quand la personne qui était derrière elle décida de passer commande à sa place. L’inconnue ne parut pas s’en rendre compte.

Pourquoi faisait-elle ça ? Pour quelle raison s’obstinait-elle à soutenir son regard ? Elle n’aurait pas dû faire une telle chose…

Merde à la fin, elle ne pouvait pas, même pour se foutre de sa putain de gueule !

Il aurait aimé avoir l’aplomb nécessaire pour poursuivre encore ce petit jeu, ne serait-ce que par défi, tandis que l’amertume sourdait méchamment en lui. Pourtant, en dépit de ses habitudes, de l’impertinence qu’il mettait toujours un point d’honneur à cultiver – à défaut de fierté, laquelle était devenue depuis longtemps un luxe qu’il ne pouvait guère s’offrir –, Axel, plus mal à l’aise que jamais, abandonna.

Il rendit les armes et, les mâchoires serrées, les épaules basses, avisa son carnet.

Qu’il s’empressa de refermer, plaquant une main crispée sur la couverture déjà bien assez amochée comme ça. Avant d’attraper promptement son gobelet encore chaud dans l’unique but de se redonner un semblant de contenance.

Il leva son café afin d’en prendre une gorgée, s’efforçant d’ignorer l’attention perçante de la jeune femme, toujours fixée sur lui. Mais au moment de porter le récipient en carton à ses lèvres, un mauvais calcul – sans doute dû à la gêne immense qu’il éprouvait – lui fit répandre son cappuccino sur sa chemise et la table… ainsi que son carnet et son pc, comme de bien entendu.